jeudi 14 février 2013


Brève de l'abstinence : plaidoyer pour un univers stérile.


Nous sommes nés guerriers. Dignes descendants d'une lignée millénaire de petits soldats de fer et de cendres, nos veines bouillonnantes regorgent de cris de guerre et d'incantations.
Des pages d'histoire abandonnés aux mains d'une légion impériale de dragons colériques et de prédicateurs ont vu s'ériger une civilisation ardente qui, de jour en jour, se consume dans ses manies. Ici, les images détalent, tout virevolte dans une soupe informe de bruits et de signes. Avatars fiévreux, nous nous sommes construits dans l'émoi, tributaires d'un folklore spasmodique. Une inquiétude héréditaire pèse aujourd'hui sur nous et nos entreprises, nous les puisons dans les tréfonds d'une bile houleuse que nous sécrétons sans cesse. Qui n'est pas à l’affût d'un tumulte? Nous sommes des inquiets par hérédité, insomniaques globuleux acculés à des rêves tangibles. L'inertie nous répugne et la nuit peine à s'étendre. On chante et on tousse dans des crépuscules qui durent, parce que le jour nous obsède. A jamais hantés par la nécessité viscérale d'une lutte, nous ne nous accomplissons que dans la discipline de l'insurrection et c'est dans nos élans que se déploie la ferme silhouette de notre subsistance. Cérémonie quotidienne de l'action, mystique séculaire de l'effort : le corps raide et la tête inclinée, nous marchons sans répit au milieu des tempêtes. Et nous nous dressons contre nous-mêmes. Carcasses passionnées empruntes d'une sensibilité stochastique, nous sommes incapables de nous envisager passifs, incorrigibles familiers de la course, fuyant avec hâte l'image providentielle de nos corps qui expient. Des voix s'élèvent et avec elles des monuments s'érigent et s'effondrent dans des danses belliqueuses. Une violence pure s'incarne en nous comme en des guerres ambulantes, micro-systèmes explosifs dégoulinant de révolte et de rêves.
Nos colères nous ont porté loin de notre lit en abolissant le souvenir de cette vie s'écoulant dans une constance parfaite, privée d'idées et dégagée de toute complicité avec un réel bravache et illusoire. Mais nous avons raffiné nos tourments, creusé nos plaies jusqu'à la convulsion et nous voilà à tel point dévoués à l'effort qu'il relève pour nous de l'instinct d'attiser nos peines, de solliciter le joug du sacrifice. Des siècles d'abnégation, d'allégeance à la Tâche on fait de nous des monstres épileptiques de muscles et d'idées prêts à éclater tant nous sommes farcis d'images et harassés par la farce absurde de notre quotidien, vide et mécanique. C'est qu'on s'use sans but. Qui sait par quelle contingence le sort nous a propulsés dans ces espaces absurdes, ces couloirs lumineux chargés d'aspérités et de sursauts, alors que nous n'étions qu’inconsistance, pure disparité à la dérive dans des étendues indéfinies et sans dimensions. Des séries de contorsions et d'acrobaties on fait s'agencer nos corps dans les infimes soubresauts d'une intuition lointaine. A tâtons, dans des millénaires obscurs, nous avons ouvert des portes au hasard et rampé machinalement le long des chemins scabreux qui se sont présentés à nous. Des tensions enfouies ont éveillé dans nos corps des perspectives et enflammé nos potentiels jusqu'à ce que nous éclations au-milieu de l'histoire comme des volcans au fond d'un écrin. Désormais nous nous voulons forts, cherchant des champs toujours plus vastes pour étendre un faste dérisoire que nous brandissons à tout va, une sagesse dépouillée que nous mesurons à l'ampleur de nos gestuelles. Affairés à courir entre la messe et le cirque, des pléthores colonisent nos rêves. En petits automates, nous fantasmons nos dieux qui dansent et nous brandissons des drapeaux. Pas de salut pour nous hors de l'abondance. L'éclat, c'est notre motif et nous n'existons que par lui. Pas de place pour l'infime, le sens abolit toute dérive et la possibilité même d'une contingence est anéantie dans nos infinis calculs. Rien ne nous indigne autant que l'inanition. Nous sommes prisonniers d'une épopée mécanique, avec des fables plein la tête et des héros blottis derrière nos paupières. Les génies et les prophètes ont violé notre candeur primaire, ont propulsé notre détachement dans des abîmes d'idées. Difficile de se taire pour celui qui naît dans ce monde volubile et criard, sans autre ambition que celle de produire sans cesse, de la rage ou sens. L'histoire n'a pas retenu les impotents et les suicidaires, ces sages avides de silence qui avaient le sens du sommeil. Seul le vacarme possède ses héros. Nos sages à nous sont hyperactifs.
Il fut pourtant un temps où nous-mêmes, nous nous prélassions à l'abri du verbe, vierges de tout rapport de force, recroquevillés dans des interstices d'indolence. Dans notre sieste embryonnaire, notre projet n'excédait pas le stade du simple soupir.
J'aimerais nous voir plonger en arrière dans ces millénaires turbulents qui nous ont vus naître, balayer nos prières et nos autoroutes pour revenir à une posture digne, un monde dépourvu de projets, sans facultés ; un univers qui se dissout dans l'abolition de tout mouvement.
J'appelle à la régression totale, au refus de l'acte, au retour à un état de boue, avec des asticots en place de figure divine et le vent comme totem pour incarner notre vide. J'oppose au culte du faste et de l'éclat, la décence d'une absence éternelle. Face à cette société de l'érection, je revendique l'inaction et j'oppose un mur de silence. Se taire est un problème de dignité, disparaître, une simple question de bon-sens. Seul se sauve celui qui s'abstient ou bien il périt pas ses actes, à jamais tributaire d'une farce qui le dépasse, en porte-à-faux avec ses propres cauchemars, les yeux révulsés, blotti au creux d'hallucinations.
Avortons nos prouesses et recyclons nos révoltes dans un fanatisme de l'absence, creusons en nous des trous noirs aussi profonds et graves que la folie qui erre dans nos fièvres. Constituons-nous fantômes, transparences ambulantes, vides mouvants. Que les insurgés enterrent leur révolte et s'enterrent avec elles, que les hérétiques s'immolent et périssent sur le bûcher auprès des dieux qu'ils exècrent. Que nos dissidences n'existent que contre elles-mêmes, pour étouffer leur voix rauque, et s'endorment dans la plénitude d'une autisme délibéré. Lorsque nous serons quittes de toute ambition, nos paysages se cristalliseront, par delà la naissance et la mort, par delà toute attention au sens, dans une pleine négation du temps et le refus instantané de toute chose. Enfin, nous pourrons nous reposer à l'infini dans la mélancolie de l'embryon inerte que nous fûmes, sous-êtres en suspens dans un univers désertique vierge de rêves et dieux, dormant dans les bribes volatiles d'un océan pâle et muet.
J'élève un chant désinvolte, une berceuse rituelle sur ce monde de feu, à la gloire de la nuit et des larves, pour que le silence se répande et appose sur toute chose la marque subtile de son infinie sagesse. Je présente en offrande mes derniers mots à la bienséance du vide, afin qu'ils servent une cause qui les détruira. J'agite mes sens et prononce une ultime parole à la mémoire de ces figures pâles qui eurent la pudeur de se fondre dans l'histoire et que leur noblesse a guidés dans des brèches de coma ; à tous ceux qui se sont enfoncés dans cette transparence qui était à leur portée, à ces prophètes sans parole ces émissaires de l'absence qui n'ont jamais existé.


                                                                                                                       

                                                                                                                        Misère Duchaisse




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