Brève
de l'abstinence : plaidoyer pour un univers stérile.
Nous sommes nés
guerriers. Dignes descendants d'une lignée millénaire de petits
soldats de fer et de cendres, nos veines bouillonnantes regorgent de
cris de guerre et d'incantations.
Des pages d'histoire
abandonnés aux mains d'une légion impériale de dragons colériques
et de prédicateurs ont vu s'ériger une civilisation ardente qui, de
jour en jour, se consume dans ses manies. Ici, les images détalent,
tout virevolte dans une soupe informe de bruits et de signes. Avatars
fiévreux, nous nous sommes construits dans l'émoi, tributaires d'un
folklore spasmodique. Une inquiétude héréditaire pèse aujourd'hui
sur nous et nos entreprises, nous les puisons dans les tréfonds
d'une bile houleuse que nous sécrétons sans cesse. Qui n'est pas à
l’affût d'un tumulte? Nous sommes des inquiets par hérédité,
insomniaques globuleux acculés à des rêves tangibles. L'inertie
nous répugne et la nuit peine à s'étendre. On chante et on tousse
dans des crépuscules qui durent, parce que le jour nous obsède. A
jamais hantés par la nécessité viscérale d'une lutte, nous ne
nous accomplissons que dans la discipline de l'insurrection et c'est
dans nos élans que se déploie la ferme silhouette de notre
subsistance. Cérémonie quotidienne de l'action, mystique séculaire
de l'effort : le corps raide et la tête inclinée, nous marchons
sans répit au milieu des tempêtes. Et nous nous dressons contre
nous-mêmes. Carcasses passionnées empruntes d'une sensibilité
stochastique, nous sommes incapables de nous envisager passifs,
incorrigibles familiers de la course, fuyant avec hâte l'image
providentielle de nos corps qui expient. Des voix s'élèvent et avec
elles des monuments s'érigent et s'effondrent dans des danses
belliqueuses. Une violence pure s'incarne en nous comme en des
guerres ambulantes, micro-systèmes explosifs dégoulinant de révolte
et de rêves.
Nos colères nous ont
porté loin de notre lit en abolissant le souvenir de cette vie
s'écoulant dans une constance parfaite, privée d'idées et dégagée
de toute complicité avec un réel bravache et illusoire. Mais nous
avons raffiné nos tourments, creusé nos plaies jusqu'à la
convulsion et nous voilà à tel point dévoués à l'effort qu'il
relève pour nous de l'instinct d'attiser nos peines, de solliciter
le joug du sacrifice. Des siècles d'abnégation, d'allégeance à la Tâche on fait de nous des monstres épileptiques de muscles et
d'idées prêts à éclater tant nous sommes farcis d'images et
harassés par la farce absurde de notre quotidien, vide et mécanique.
C'est qu'on s'use sans but. Qui sait par quelle contingence le sort
nous a propulsés dans ces espaces absurdes, ces couloirs lumineux
chargés d'aspérités et de sursauts, alors que nous n'étions
qu’inconsistance, pure disparité à la dérive dans des étendues
indéfinies et sans dimensions. Des séries de contorsions et
d'acrobaties on fait s'agencer nos corps dans les infimes soubresauts
d'une intuition lointaine. A tâtons, dans des millénaires obscurs,
nous avons ouvert des portes au hasard et rampé machinalement le
long des chemins scabreux qui se sont présentés à nous. Des
tensions enfouies ont éveillé dans nos corps des perspectives et
enflammé nos potentiels jusqu'à ce que nous éclations au-milieu de
l'histoire comme des volcans au fond d'un écrin. Désormais nous
nous voulons forts, cherchant des champs toujours plus vastes pour
étendre un faste dérisoire que nous brandissons à tout va, une
sagesse dépouillée que nous mesurons à l'ampleur de nos
gestuelles. Affairés à courir entre la messe et le cirque, des
pléthores colonisent nos rêves. En petits automates, nous
fantasmons nos dieux qui dansent et nous brandissons des drapeaux.
Pas de salut pour nous hors de l'abondance. L'éclat, c'est notre
motif et nous n'existons que par lui. Pas de place pour l'infime,
le sens abolit toute dérive et la possibilité même d'une
contingence est anéantie dans nos infinis calculs. Rien ne nous
indigne autant que l'inanition. Nous sommes prisonniers d'une épopée
mécanique, avec des fables plein la tête et des héros blottis
derrière nos paupières. Les génies et les prophètes ont violé
notre candeur primaire, ont propulsé notre détachement dans des
abîmes d'idées. Difficile de se taire pour celui qui naît dans ce
monde volubile et criard, sans autre ambition que celle de produire
sans cesse, de la rage ou sens. L'histoire n'a pas retenu les
impotents et les suicidaires, ces sages avides de silence qui
avaient le sens du sommeil. Seul le vacarme possède ses héros. Nos
sages à nous sont hyperactifs.
Il fut
pourtant un temps où nous-mêmes, nous nous prélassions à l'abri
du verbe, vierges de tout rapport de force, recroquevillés dans des
interstices d'indolence. Dans notre sieste embryonnaire, notre projet
n'excédait pas le stade du simple soupir.
J'aimerais
nous voir plonger en arrière dans ces millénaires turbulents qui
nous ont vus naître, balayer nos prières et nos autoroutes pour
revenir à une posture digne, un monde dépourvu de projets, sans
facultés ; un univers qui se dissout dans l'abolition de tout
mouvement.
J'appelle
à la régression totale, au refus de l'acte, au retour à un état
de boue, avec des asticots en place de figure divine et le vent comme
totem pour incarner notre vide. J'oppose au culte du faste et de l'éclat, la décence d'une absence
éternelle. Face à cette société de l'érection, je revendique
l'inaction et j'oppose un mur de silence. Se taire est un problème
de dignité, disparaître, une simple question de bon-sens. Seul se
sauve celui qui s'abstient ou bien il périt pas ses actes, à jamais
tributaire d'une farce qui le dépasse, en porte-à-faux avec ses
propres cauchemars, les yeux révulsés, blotti au creux
d'hallucinations.
Avortons nos prouesses et
recyclons nos révoltes dans un fanatisme de l'absence, creusons en
nous des trous noirs aussi profonds et graves que la folie qui erre
dans nos fièvres. Constituons-nous
fantômes, transparences ambulantes, vides mouvants. Que
les insurgés enterrent leur révolte et s'enterrent avec elles, que
les hérétiques s'immolent et périssent sur le bûcher auprès des
dieux qu'ils exècrent. Que nos dissidences n'existent que contre
elles-mêmes, pour étouffer leur voix rauque, et s'endorment dans la
plénitude d'une autisme délibéré. Lorsque nous serons quittes de
toute ambition, nos paysages se cristalliseront, par delà la
naissance et la mort, par delà toute attention au sens, dans une
pleine négation du temps et le refus instantané de toute chose.
Enfin, nous pourrons nous reposer à l'infini dans la mélancolie de
l'embryon inerte que nous fûmes, sous-êtres en suspens dans un
univers désertique vierge de rêves et dieux, dormant dans les
bribes volatiles d'un océan pâle et muet.
J'élève un chant
désinvolte, une berceuse rituelle sur ce monde de feu, à la gloire
de la nuit et des larves, pour que le silence se répande et appose
sur toute chose la marque subtile de son infinie sagesse. Je présente
en offrande mes derniers mots à la bienséance du vide, afin qu'ils
servent une cause qui les détruira. J'agite mes sens et prononce une
ultime parole à la mémoire de ces figures pâles qui eurent la
pudeur de se fondre dans l'histoire et que leur noblesse a guidés
dans des brèches de coma ; à tous ceux qui se
sont enfoncés dans cette transparence qui était à leur portée, à
ces prophètes sans parole ces émissaires de l'absence qui n'ont
jamais existé.
Misère Duchaisse
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